Le Maître du temps
Le Maître du temps dit quand. Quand attendre avant de
commencer. Quand commencer. Quand faire. Quand attendre qu’il fasse. Quand refaire
ce qu’il a défait. Quand défaire ce qu’il a refait. Quand attendre pour
récolter, gravé sur les secteurs métallisés, le fruit précieux de notre
travail.
Son rythme n’était pas le nôtre, mais peu à peu, il nous a
happés dans ses cycles. Dans notre tragi-comique quête de gain – gain de temps,
gain d’argent, gain de pouvoir – nous l’avons sacré Dieu. Un dieu, jaloux,
exclusif et aimant, comme il sied à tout dieu qui se respecte.
Le Maître du temps aime l’ordre. Non pas l’ordre des choses,
mais l’ordre dans lequel faire les choses : l’une après l’autre. Il a
découpé la vie en une interminable suite séquentielle de tâches basiques qui,
comme nous, attendent leur heure. Les créatures inférieures marchent en
chantant, regardent, écoutent, sentent, goûtent, touchent et font mille choses
en même temps. Mais pas le Maître. Lui, Il joue une séquence Midi, puis calcule
un filtre, puis recalcule mille autre choses extraordinaire, mais toujours l’une
après l’autre. Béats d’admiration, nous Le regardons à l’œuvre.
Car le Maître du temps nous enseigne la vertu de la
patience. Le Maître dit : « Please wait ». Et l’esclave
attend. Que le Maître boote, reboote, swape, compute, searche. Que le Maître
loade, save, fasse son undo ou son record. Il affiche de son auguste pointeur des
sabliers et des montres qui n’en
finissent pas de tourner, comme pour nous dire : « Vous m’appartenez ! »
Il sait que l’oisiveté est mère de tous les vices. Aussi,
nous a-t-il concocté un emploi du temps sans faille : d’installations en
désinstallations, d’updates en upgrades, de downloads en uploads, il sait
remplir nos journées de saines et édifiantes activités, nous évitant ainsi les
tentations du monde. Celui qui veut Le servir avec zèle peut bénéficier de sa
riche nourriture spirituelle, d’autant que les modes d’emploi et les saints
readme ne manquent pas. La littérature du Maître attire les exégètes et leurs
commentaires.
Le Maître du temps condamne l’exaltation des sens. Aux instants
artistiques risqués, âpres, courts et sauvages. Il préfère des journées d’ajustement
méticuleux. Au direct, Il préfère le différé. A quoi bon se souiller avec la
glaise, les pigments et la peinture quand un bon logiciel peut nous éviter ces
repoussants attouchements. Pourquoi vouloir exécuter imparfaitement ces pièces
musicales en public, dans le stress et la moiteur des salles, alors que
tranquillement, chez soi, on peut sculpter les sons, et de copier-coller en
coller-copier, atteindre la perfection lisse et numérique. Il nous prend par la
main, et nous fait avancer pas à pas, gentiment calés dans un bon fauteuil. Une
gorgée de soda entre deux clics. Le Maître du temps travaille avec filet et
prône le safe art.
Mais il ne manque pas d’humour pour autant. Facétieux, Il
adore jouer au jeu de l’ascenseur avec ses disciples. Pour ceux qui ne
connaissent pas, il s’agit d’un jeu très irritant qui fonctionne d’autant mieux
que l’ordinateur est puissant : ouvrir dans une fenêtre un dossier et
afficher les éléments sous forme de liste. Essayer ensuite, en déplaçant avec
les flèches de l’ascenseur, de s’arrêter précisément sur l’un d’entre eux, de
préférence en plein milieu de la liste. Plus le dossier contient d’éléments,
plus c’est difficile et drôle !
Le Maître du temps est généreux. Sans Lui, Léonard de Vinci
n’a pu faire qu’une Joconde et Mozart un seul Requiem. Mais par Lui, aujourd’hui,
tout le monde peut rapidement décliner une infinité d’images et de sons. Nos collages
se répandent dans la Noosphère. Touché par Sa Grâce, celui qui demande reçoit
au centuple. Pourquoi se contenter d’un seul chef-d’œuvre quand on peut générer des
produits à l’infini ?
Le Maître du temps est rusé et
patient. Aux rebelles et aux réfractaires, à ceux qui Lui reprochent de
maintenir les humains en esclavage, Il promet bientôt la liberté du temps réel.
Le sien serait-il factice ?
Chaque jour, la parole du Maître
du temps se répand un peu plus sur la Terre. Ses missionnaires fougueux et
commissionnés font acte de prosélytisme. Pourtant, le Maître a peur et tremble.
Chaque nuit, le même cauchemar revient. Toujours semblable. Toujours plus
effrayant : « Ils ont déserté les églises. Ils ont fui les stades. Et
si demain, plus jamais personne n’appuyait sur le bouton ON ? »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire