vendredi 12 septembre 2014

L'e-mail aux Ephésiens

L'e-mail aux Ephésiens




Ephèse. Dans l'actuelle Turquie. Fief légendaire des Amazones. Trésorerie générale de l'Asie. Première des douze cités de la confédération ionienne. Ephèse grecque, patrie d'Artemis, drainant à elle foule de pèlerins et philosophes. Ephèse romaine, cosmopolite où, en 53, l'apôtre Paul s'installa pour prêcher et fonder l'une des sept églises de l'Apocalypse. Ephèse destinataire de l'épître (ou lettre) du même saint Paul aux Ephésiens. Celle qui pendant près de quinze siècles fut source d'orgueil et de convoitise n'est aujourd'hui plus que ruines. De la cité haute, je contemple ses vestiges de marbre blanc scintillant sous le soleil d'avril.
Franchement débarqué de Paris, j'ai encore le bourdonnement des voitures et le souffle des ventilateurs d'ordinateurs dans la tête. Mais le vent printanier les entraîne irrésistiblement au loin, dans des bouffées de senteurs de fleurs, laissant sourdre du sol le chuchotement des pierres et des esprits anciens. Ephèse, comme tous les vestiges antiques, s'empare de l'âme du voyageur, le plongeant dans un rêve éveillé pour lui dire la grandeur et la vanité des choses et des êtres.
En bas, à l'angle des deux grands axes de la ville, se dresse la bibliothèque de Celsus : avec près de douze milles rouleaux, elle était le joyau de la cité. Troisième du monde antique par l'importance, après Alexandrie et Pergame, elle rassemblait une partie du savoir de l'époque, qui s'envola malheureusement en fumée lors de son incendie, au troisième siècle de notre ère. Et nous, comment conserverons et transmettrons-nous nos connaissances ? Sur quels supports ? Avec quels accès ? Les livres tombent peu à peu en désuétude. Les bandes magnétiques et les disques que nous gravons s'abîment au bout de quelques années, et seront illisibles dans cinquante ans. La durée de vie des disques durs se mesure en heures. Dans le doute, nous envoyons dans l'espace des capsules remplies de ce que nous pouvons, arches de Noé modernes, en espérant, un jour, les voir réapparaître à la périphérie de la planète Terre. Le savoir « s'hypertextualise », éclate sur Internet. Peut-être est-ce là un début de réponse. Car, si une bibliothèque peut brûler avec tout son contenu, les millions d'ordinateurs connectés ne peuvent, en principe, pas être détruits simultanément. Et même si tous ne renferment pas des trésors de connaissance et de culture, il suffit, en pratique, d'un petit pourcentage d'entre eux bien remplis pour contenir un résumé de l'état de nos connaissances à un temps donné. L'accès à ces informations pose des questions d'ordre éthique et économique auxquelles nos sociétés devront tôt ou tard répondre. 

Soudain, derrière moi, un groupe de Japonais. Bardés d'appareils photo numériques ultraminiaturisés et de caméras DV bien plus petites que celles que je connais, ils perpétuent la tradition nippone de l'homo turisticus. Ils disparaissent au pas de course, aussi vite qu'ils sont apparus. Si je suis habitué à l'avance technologique des Japonais, les Turcs, en revanche, m'étonnent. Dans ce pays rongé par une inflation galopante (avec moins de vingt euros, on est millionnaire... en livres turques), il n'est pas rare de rencontrer un berger conversant sous un olivier, au milieu de nulle part, grâce à son téléphone portable. Des boutiques informatiques apparaissent entre un magasin de souvenirs et de tapis, aussi nombreuses que les vendeuses à la sauvette devant un bus allemand. Ahmet, chez qui j'ai logé hier soir, n'a pas l'eau courante, mais Internet branché vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour les touristes bien entendu, qui ne peuvent plus s'en passer (à l'heure des repas, on fait la queue devant son ordinateur), mais aussi pour ses propres activités.
Il a crée le site de sa pension avec des logiciels récupérés sur des sites illicites et propose aux gens de passage consultation d'e-mails, impression et divers services, en plus du gîte et du couvert. Il pratique, suivant son expression, l' « ibizness », échangeant bannières sur les sites étrangers contre ristournes sur le kebab et nuitées gratuites. La visite de mon site, assortie de l'installation de Flash sur sa machine, a fait de nous des frères virtuels. Alors, il me fait le prix turc et m'offre le narguilé. 
Nombreux sont les signes que les temps changent...
Pour en revenir à la ville d'Ephèse, la baie qui l'avait initialement abritée s'est progressivement transformée en un marécage malsain. Les alluvions s'y sont accumulées, comblant le port, repoussant la mer à plusieurs kilomètres de la cité, scellant son destin. Comme quoi on s'asphyxie et on meurt facilement par accumulation.

Le soleil chauffe. Un papillon passe. Une vision saugrenue papillonne dans ma tête : Paul est penché sur mon ordinateur. Il a un message pour une contemporaine Ephèse. Alors, suivant la coutume de son époque, il envoie un e-mail : l'e-mail aux Ephésiens.

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