L'e-mail aux Ephésiens
Ephèse. Dans l'actuelle Turquie. Fief
légendaire des Amazones. Trésorerie générale de l'Asie. Première
des douze cités de la confédération ionienne. Ephèse grecque,
patrie d'Artemis, drainant à elle foule de pèlerins et philosophes.
Ephèse romaine, cosmopolite où, en 53, l'apôtre Paul s'installa
pour prêcher et fonder l'une des sept églises de l'Apocalypse.
Ephèse destinataire de l'épître (ou lettre) du même saint Paul
aux Ephésiens. Celle qui pendant près de quinze siècles fut source
d'orgueil et de convoitise n'est aujourd'hui plus que ruines. De la
cité haute, je contemple ses vestiges de marbre blanc scintillant
sous le soleil d'avril.
Franchement débarqué de Paris, j'ai
encore le bourdonnement des voitures et le souffle des ventilateurs
d'ordinateurs dans la tête. Mais le vent printanier les entraîne
irrésistiblement au loin, dans des bouffées de senteurs de fleurs,
laissant sourdre du sol le chuchotement des pierres et des esprits
anciens. Ephèse, comme tous les vestiges antiques, s'empare de l'âme
du voyageur, le plongeant dans un rêve éveillé pour lui dire la
grandeur et la vanité des choses et des êtres.
En bas, à l'angle des deux grands axes
de la ville, se dresse la bibliothèque de Celsus : avec près
de douze milles rouleaux, elle était le joyau de la cité. Troisième
du monde antique par l'importance, après Alexandrie et Pergame, elle
rassemblait une partie du savoir de l'époque, qui s'envola
malheureusement en fumée lors de son incendie, au troisième siècle
de notre ère. Et nous, comment conserverons et transmettrons-nous
nos connaissances ? Sur quels supports ? Avec quels accès ?
Les livres tombent peu à peu en désuétude. Les bandes magnétiques
et les disques que nous gravons s'abîment au bout de quelques
années, et seront illisibles dans cinquante ans. La durée de vie
des disques durs se mesure en heures. Dans le doute, nous envoyons
dans l'espace des capsules remplies de ce que nous pouvons, arches de
Noé modernes, en espérant, un jour, les voir réapparaître à la
périphérie de la planète Terre. Le savoir « s'hypertextualise »,
éclate sur Internet. Peut-être est-ce là un début de réponse.
Car, si une bibliothèque peut brûler avec tout son contenu, les
millions d'ordinateurs connectés ne peuvent, en principe, pas être
détruits simultanément. Et même si tous ne renferment pas des
trésors de connaissance et de culture, il suffit, en pratique, d'un
petit pourcentage d'entre eux bien remplis pour contenir un résumé
de l'état de nos connaissances à un temps donné. L'accès à ces
informations pose des questions d'ordre éthique et économique
auxquelles nos sociétés devront tôt ou tard répondre.
Soudain,
derrière moi, un groupe de Japonais. Bardés d'appareils photo
numériques ultraminiaturisés et de caméras DV bien plus petites
que celles que je connais, ils perpétuent la tradition nippone de
l'homo turisticus. Ils disparaissent au pas de course, aussi vite
qu'ils sont apparus. Si je suis habitué à l'avance technologique
des Japonais, les Turcs, en revanche, m'étonnent. Dans ce pays rongé
par une inflation galopante (avec moins de vingt euros, on est
millionnaire... en livres turques), il n'est pas rare de rencontrer
un berger conversant sous un olivier, au milieu de nulle part, grâce
à son téléphone portable. Des boutiques informatiques apparaissent
entre un magasin de souvenirs et de tapis, aussi nombreuses que les
vendeuses à la sauvette devant un bus allemand. Ahmet, chez qui j'ai
logé hier soir, n'a pas l'eau courante, mais Internet branché
vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour les touristes bien
entendu, qui ne peuvent plus s'en passer (à l'heure des repas, on
fait la queue devant son ordinateur), mais aussi pour ses propres
activités.
Il a crée le site de sa pension avec
des logiciels récupérés sur des sites illicites et propose aux
gens de passage consultation d'e-mails, impression et divers
services, en plus du gîte et du couvert. Il pratique, suivant son
expression, l' « ibizness », échangeant bannières
sur les sites étrangers contre ristournes sur le kebab et nuitées
gratuites. La visite de mon site, assortie de l'installation de Flash
sur sa machine, a fait de nous des frères virtuels. Alors, il me
fait le prix turc et m'offre le narguilé.
Nombreux sont les signes
que les temps changent...
Pour en revenir à la ville d'Ephèse,
la baie qui l'avait initialement abritée s'est progressivement
transformée en un marécage malsain. Les alluvions s'y sont accumulées, comblant le port, repoussant la mer à plusieurs
kilomètres de la cité, scellant son destin. Comme quoi on
s'asphyxie et on meurt facilement par accumulation.
Le soleil chauffe. Un papillon passe.
Une vision saugrenue papillonne dans ma tête : Paul est penché
sur mon ordinateur. Il a un message pour une contemporaine Ephèse.
Alors, suivant la coutume de son époque, il envoie un e-mail :
l'e-mail aux Ephésiens.
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