Le rythme universel
Mon cœur bat. Une pulsation primordiale venue du fond des âges émerge crescendo de l'océan de mes pensées. Sa vibration s'enfle et emplit peu à peu l’espace de ma conscience jusqu'à entrer en résonance avec tout mon être. On dirait le son du Daiko qui scande un ostinato à un temps. Ou une valse à trois temps. Je ne sais plus.
A trop écouter, j'ai oublié de
respirer. Le tempo s'accélère imperceptiblement, par manque
d'oxygène. Le rythme change. D'autant que je commence à entendre en
superposition le contrepoint du sang qui bat dans mes tempes ainsi
que mille échos de la vie qui circule dans mon corps. Une bouffée
d'air. Respiration abdominale. Le solo devient duo. La riche
polyrythmie de cette composition spontanée et organique s'enrichit
maintenant de la modulation cyclique de l'air pulsé par mes poumons.
En m'obligeant à respirer
régulièrement, j'ai déplacé ma concentration sur ma respiration
que j'entends au premier plan, sur fond de Daiko. J'inspire et la vie
s'engouffre en moi. Au sommet de l'inspiration, je contemple
l'infini, et le cycle recommence. Le duo est devenue symphonie. Des
milliards de milliards d'interprètes en jouent avec moi la
partition, subtilement modulée par l'alternance du jour et de la
nuit, par les saisons, la danse de la lune et du soleil, l'orbite des
planètes, le chant des étoiles, le fracas des galaxies. Une clameur
sans début ni fin. Le cycle ultime de tous les cycles. Souple.
Inextinguible. Le rythme universel.
Eins, zwei, drei, vier... Soudain, la
vision disparaît, happée par un trou noir dont je devine aussitôt
l'origine : Hans, mon voisin allemand qui s'essaie à la MAO
(Musique Assistée par Ordinateur) est en train de faire tourner en
boucle une mesure de techno sur son séquenceur de logiciel. Une
pulsation inhumaine issue des tripes de plastique et silicium d'un
ordinateur sans âme.
Eins, zwei, drei, vier... Un tempo
inexorablement calé sur 139 BPM (battements par minutes). Une
grosse-caisse et un charley synthétiques crucifiés par la fonction
Quantize du séquenceur sur les subdivisions mathématiques acérées
d'un temps théorique et mécaniste.
Eins, zwei, drei, vier... Ça groove
aussi mal qu'un lapin Duracell. Au bout d'une demi-heure, n'y tenant
plus, je monte chez lui. Il m'ouvre la porte l'air hagard, le souffle
court et les yeux vitreux (les mêmes que ceux de Mowgli hypnotisé
par Kaa dans le Livre de la jungle). Il ne sait pas pourquoi il a la
migraine, mais se réjouit de me voir car il a des questions à me
poser sur le séquenceur. Devant son écran balayé a 60 Hz, il me
fait écouter sa boucle à 139 BPM, effectivement quantifiée à la
croche et me demande sans ambages : « Pourquoi mon rythme
est-il nul ? ».
Hans, mon ami, cette question, je me la
suis posée moi aussi des milliers de fois, il y a bien longtemps,
désespéré devant mon Atari, incapable d'en tirer un simple
poum-poum-tchac de batterie à la Ringo Starr! Et pourtant, j'y
arrivais si facilement avec une vraie batterie. J'étais encore
meilleur en public ! Peut-être parce que mon cœur battait plus
fort. La réponse, je la connais, mais elle est au-delà des mots.
Pour lui en donner une idée, je prends la souris et sur la piste
midi de la grosse-caisse, je libère les notes de leur prison
temporelle par un Undo quantize. Je me retrouve alors avec un cycle
plus long : une mesure au lieu d'un temps. C'est mieux mais
toujours lassant.
J'applique ensuite un filtre agissant
en temps réel pour créer des microvariations de position des notes
dans le temps. Un autre filtre fait varier le timbre de la
grosse-caisse en changeant aléatoirement le rapport entre ses
fréquences. Un dernier se charge de faire varier l'intensité des
coups (plus ou moins fort). On dirait un peu de cœur ! Je fais
de même pour le charley en ajoutant des variations de longueur du
son et un peu d'écho. Comme une respiration en duo avec le cœur.
Sur l'ensemble, j'applique enfin des variations aléatoires de tempo.
Miracle ! Le rythme prend vie. Pas encore de la poésie, mais
déjà plus une torture. Un sourire radieux illumine le visage de
Hans. Il a expérimenté. Il a compris. Le niveau sonore est monté,
et paradoxalement la migraine a disparu. Il me remercie. Je redescend
chez moi. Maintenant dans mon salon, j'ai repris le voyage immobile :
j'en rapporterai les rythmes et les musiques de mes futures
composition. J'écoute Hans et son ordinateur s'intégrer dans la
partition globale. Il y joue son contrepoint électronique en
harmonie avec la grande symphonie. Désormais son rythme me touche
car il m'évoque lui aussi la danse des saisons et des étoiles. Un
motif nouveau et pourtant familier : l'écho singulier du rythme
universel.
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