mardi 22 juillet 2014

Le rythme universel

Le rythme universel



Mon cœur bat. Une pulsation primordiale venue du fond des âges émerge crescendo de l'océan de mes pensées. Sa vibration s'enfle et emplit peu à peu l’espace de ma conscience jusqu'à entrer en résonance avec tout mon être. On dirait le son du Daiko qui scande un ostinato à un temps. Ou une valse à trois temps. Je ne sais plus.
A trop écouter, j'ai oublié de respirer. Le tempo s'accélère imperceptiblement, par manque d'oxygène. Le rythme change. D'autant que je commence à entendre en superposition le contrepoint du sang qui bat dans mes tempes ainsi que mille échos de la vie qui circule dans mon corps. Une bouffée d'air. Respiration abdominale. Le solo devient duo. La riche polyrythmie de cette composition spontanée et organique s'enrichit maintenant de la modulation cyclique de l'air pulsé par mes poumons.
En m'obligeant à respirer régulièrement, j'ai déplacé ma concentration sur ma respiration que j'entends au premier plan, sur fond de Daiko. J'inspire et la vie s'engouffre en moi. Au sommet de l'inspiration, je contemple l'infini, et le cycle recommence. Le duo est devenue symphonie. Des milliards de milliards d'interprètes en jouent avec moi la partition, subtilement modulée par l'alternance du jour et de la nuit, par les saisons, la danse de la lune et du soleil, l'orbite des planètes, le chant des étoiles, le fracas des galaxies. Une clameur sans début ni fin. Le cycle ultime de tous les cycles. Souple. Inextinguible. Le rythme universel.
Eins, zwei, drei, vier... Soudain, la vision disparaît, happée par un trou noir dont je devine aussitôt l'origine : Hans, mon voisin allemand qui s'essaie à la MAO (Musique Assistée par Ordinateur) est en train de faire tourner en boucle une mesure de techno sur son séquenceur de logiciel. Une pulsation inhumaine issue des tripes de plastique et silicium d'un ordinateur sans âme.
 Eins, zwei, drei, vier... Un tempo inexorablement calé sur 139 BPM (battements par minutes). Une grosse-caisse et un charley synthétiques crucifiés par la fonction Quantize du séquenceur sur les subdivisions mathématiques acérées d'un temps théorique et mécaniste.
Eins, zwei, drei, vier... Ça groove aussi mal qu'un lapin Duracell. Au bout d'une demi-heure, n'y tenant plus, je monte chez lui. Il m'ouvre la porte l'air hagard, le souffle court et les yeux vitreux (les mêmes que ceux de Mowgli hypnotisé par Kaa dans le Livre de la jungle). Il ne sait pas pourquoi il a la migraine, mais se réjouit de me voir car il a des questions à me poser sur le séquenceur. Devant son écran balayé a 60 Hz, il me fait écouter sa boucle à 139 BPM, effectivement quantifiée à la croche et me demande sans ambages : « Pourquoi mon rythme est-il nul ? ».
Hans, mon ami, cette question, je me la suis posée moi aussi des milliers de fois, il y a bien longtemps, désespéré devant mon Atari, incapable d'en tirer un simple poum-poum-tchac de batterie à la Ringo Starr! Et pourtant, j'y arrivais si facilement avec une vraie batterie. J'étais encore meilleur en public ! Peut-être parce que mon cœur battait plus fort. La réponse, je la connais, mais elle est au-delà des mots. Pour lui en donner une idée, je prends la souris et sur la piste midi de la grosse-caisse, je libère les notes de leur prison temporelle par un Undo quantize. Je me retrouve alors avec un cycle plus long : une mesure au lieu d'un temps. C'est mieux mais toujours lassant.
J'applique ensuite un filtre agissant en temps réel pour créer des microvariations de position des notes dans le temps. Un autre filtre fait varier le timbre de la grosse-caisse en changeant aléatoirement le rapport entre ses fréquences. Un dernier se charge de faire varier l'intensité des coups (plus ou moins fort). On dirait un peu de cœur ! Je fais de même pour le charley en ajoutant des variations de longueur du son et un peu d'écho. Comme une respiration en duo avec le cœur. Sur l'ensemble, j'applique enfin des variations aléatoires de tempo. Miracle ! Le rythme prend vie. Pas encore de la poésie, mais déjà plus une torture. Un sourire radieux illumine le visage de Hans. Il a expérimenté. Il a compris. Le niveau sonore est monté, et paradoxalement la migraine a disparu. Il me remercie. Je redescend chez moi. Maintenant dans mon salon, j'ai repris le voyage immobile : j'en rapporterai les rythmes et les musiques de mes futures composition. J'écoute Hans et son ordinateur s'intégrer dans la partition globale. Il y joue son contrepoint électronique en harmonie avec la grande symphonie. Désormais son rythme me touche car il m'évoque lui aussi la danse des saisons et des étoiles. Un motif nouveau et pourtant familier : l'écho singulier du rythme universel.

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